Césarisée dans la catégorie Meilleure Actrice, récompensée à deux reprises par le Molière de la comédienne, à l’aise dans la tragédie autant que dans la comédie, Isabelle Carré fait l’unanimité. Nous avons voulu rencontrer celle sur qui tant de fées se sont penchées à la naissance. Portrait d’une artiste prodigue et d’une femme engagée.

Certains visages semblent faits pour la caméra. Certains corps pour l’art dramatique. Certaines femmes pour être des actrices. Isabelle Carré est une actrice. Tout dans son être l’exprime. Ce visage clair, aux yeux couleur de rivière, cette blondeur. Quelque chose à voir avec la lumière. Certaines personnes irradient. C’est ainsi. Il faudrait presque des lunettes noires pour les regarder. Ajoutez à cela un naturel presque déconcertant, une jovialité délicieuse et un rire sacrément communicatif et vous obtiendrez l’une de nos meilleurs comédiennes, souvent citée parmi les personnalités préférées des français. Un parcours sans faute, tant à l’écran qu’à la scène. Isabelle Carré ou l’art de l’émotion juste.
Elle arrive au rendez-vous, fraîche et pimpante, j’ai l’impression de retrouver une amie. J’apprends qu’elle a accepté l’interview sans connaître la rubrique : « J’ai accepté parce que trouve que c’est vachement important qu’il y ait un magazine pour les personnes LGBT. C’est une culture, et c’est dommage qu’il n’y ait pas ou peu de représentations. » Le ton est donné. Isabelle s’intéresse, me pose des questions sur la publication, ainsi que sur mes opinions personnelles. Est-ce que je trouve, comme elle, que les mentalités reculent ? J’acquiesce. Nous parlons de la Manif Pour Tous, elle écarquille les yeux : « J’étais sidérée. Je ne m’attendais vraiment pas à ça. Je savais qu’une partie de la population française était réactionnaire, certes, et que l’homophobie existait. Mais dans ces proportions-là ! Alors qu’avant c’était plus vague, plus mouvant. » Je lui raconte comme j’ai moi-même été choqué par cette marée de haine, et surtout de voir des enfants agiter les drapeaux avec insouciance, sans savoir qu’on était en train de leur inculquer la haine et la peur de ce qui est différent. Isabelle soupire : « Ce qui est terrible, c’est si parmi eux il y en a qui sont homos. Alors là c’est un drame, parce que ça veut dire que tout ce qu’ils sont va être nié dès le début. » Elle-même maman de trois jeunes enfants, la comédienne reste attentive : « Il y a des enfants de familles homoparentales dans leur école, et je vois leur fébrilité, leur inquiétude… »
J’ai l’impression qu’on recule. Que tout est plus compliqué. Comme si les camps se séparaient de manière plus nette, entre une catégorie de la population qui avance, évolue, et une autre qui au contraire devient complètement rétrograde
Notre conversation est interrompue par un appel. C’est son mari, qui veut simplement « bavarder ». Je trouve ça chouette, un mari qui appelle sa femme juste pour papoter. Isabelle rit : « Surtout après 10 ans de mariage ! » Oui, chouette, car selon moi le conjoint doit être aussi le meilleur ami. Elle opine : « C’est très important cette complicité, savoir que tu peux te confier, être libre de dire tes doutes, tes inquiétudes, tes joies. Moi, mon rêve de bonheur c’est d’être dans une pièce, toute seule, à écouter de la musique ou à lire, mais que la porte soit ouverte et qu’à côté il y ait la personne que j’aime, qui fasse aussi ses trucs et puis parfois on se retrouve dans la même pièce, et voilà. D’avoir un espace, chacun, et de pouvoir se retrouver ensuite. »
Un peu comme nous, les spectateurs, qui sommes toujours heureux de la retrouver au cinéma, à la télé ou sur les planches. Nous évoquons la pièce qu’elle joue actuellement à Angers, Honneur à notre élue, une fable politique de Marie NDiaye. Ses yeux s’illuminent : « Ah Marie… Quelle femme extraordinaire ! Je suis si fière de jouer sa pièce. Frédéric Bélier-Garcia, le metteur en scène, me l’a proposée il y a plus de 2 ans, mais je n’étais pas libre, alors je lui ai demandé de m’attendre, disant que ce ne serait pas bête car ça tomberait juste avant les élections… Eh bien je ne croyais pas si bien dire. Les résonnances par rapport à l’actualité ! Y compris le Pénélopegate, c’est insensé ! Et Trump ! Et la montée du populisme ! On a l’impression que la pièce vient juste d’être écrite. C’est impressionnant. Et utile, j’espère… » Car après Paris*, la pièce partira en tournée dans toute la France, et notamment dans la région PACA, où Isabelle a une amie : « Elle me disait il n’y a pas longtemps : « Isabelle, tu ne peux pas savoir ! Tous les gens autour de moi, de ma famille, tout le monde va voter Le Pen ! Ça m’a fait froid dans le dos. J’ai l’impression qu’on n’a pas encore pris toute la mesure du truc… »
Nous restons silencieux un instant. Isabelle feuillette Garçon. La conversation s’engage sur la quête de la perfection physique, très présente chez les gays. Elle réagit : « Chez nous aussi, les hétéros, et surtout chez les actrices ! La pression qu’on a pour ne pas avoir de rides, ou un petit peu de bide ! L’image qu’on montre des femmes au cinéma et dans les pubs, c’est complètement irréaliste. Moi ça ne m’intéresse pas du tout. Ce qui est intéressant dans un visage, c’est ce qu’il raconte, pas sa plastique. Surtout pour un comédien. On doit pouvoir s’identifier. Il faut une diversité. D’être différents fait notre richesse. Tandis qu’être tous calqués sur le même modèle, enlève de la sensualité. Ça devient quelque chose d’unisexe, qui n’exprime plus rien. » Ces remarques semblent illustrer à merveille l’une des photos de son nouveau film, Une vie ailleurs, d’Olivier Peyon**. Un portrait d’elle, le visage grave, où l’on sent la comédienne profondément habitée par son personnage. Une belle image, à son image.
Je n’ai pas envie d’être une poupée Barbie. Je préfère parfois avoir un visage qui ne sera pas joli, pas maquillé, dur, même mal filmé, à partir du moment où ça véhicule une émotion
Nous terminons l’entretien. Je lui demande une conclusion, ce qu’elle aimerait ajouter à l’intention de nos lecteurs. Immédiatement elle revient à la politique : « Gardons confiance ! On a tous les pétoches. Je me souviens que lorsque JM Le Pen s’est retrouvé au 2eme tour, ç’a été le choc de ma vie. D’autant plus que je n’avais pas voté, moi qui votais tout le temps. Je m’en suis tellement voulue que je me suis fait la promesse de ne plus jamais manquer aucune élection, même les plus obscures ! »
Isabelle Carré, une femme, une actrice, une alliée.